Elisabeth Bourguinat conteste la façon dont les acteurs ont géré le dossier © Paris Tribune
L’une des affiches annonçant l’inauguration de la Canopée montre le bord du toit du nouveau bâtiment se détachant sur le ciel bleu. Les deux composantes de l’image, le bleu du ciel, le jaune du toit, occupent chacune la moitié de l’image, comme si l’on nous donnait à choisir entre elles. Pour moi, le choix est vite fait. Plutôt mille fois le ciel bleu de Paris que le couvercle jaunâtre malencontreusement plaqué sur le puits de lumière qui permettait au soleil de ruisseler dans les coursives du Forum des Halles.
Pendant la concertation, nous avions supplié qu’on ne bouche pas ce puits de lumière, et obtenu à grand peine que le cahier des charges du concours n’impose pas cette couverture de façon impérative. Hélas, parmi les cinq projets sur dix qui avaient résisté au puissant appel du béton et qui préservaient la possibilité, pour les trois mille salariés du Forum, d’apercevoir quelquefois la lumière du soleil, aucun ne pouvait décemment être choisi. Le jury, dont je faisais partie, fut obligé de se rabattre sur le projet de la Canopée, en apparence le moins mauvais des dix. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il aurait fallu déclarer le concours infructueux et tout reprendre sur de meilleures bases.
Le lancement du projet de rénovation des Halles, en 2002, fut en effet marqué par une négligence impardonnable : l’absence de signature d’une convention entre la Ville de Paris, la RATP et Unibail (gestionnaire du Forum des Halles). La mairie de Paris s’est engagée dans une ambitieuse opération de réaménagement en croyant naïvement qu’Unibail en financerait une bonne partie, dans la mesure où il en serait le principal bénéficiaire. « Nous ne mettrons pas un euro dans l’opération », clamait, à l’époque, l’adjoint aux Finances. D’où la démesure architecturale de la Canopée : pourquoi un tel bâtiment pour abriter seulement des équipements de quartier et des commerces ? En principe, on réserve ce genre d’architecture à des établissements publics d’ambition nationale, voire internationale... Mais la mairie de Paris a cru pouvoir s’offrir le luxe d’un geste architectural grandiose aux frais d’Unibail.
En réalité, lors de la négociation financière qui a duré deux ans et fut d’autant plus âpre qu’elle était plus tardive (elle n’a commencé qu’en 2008 !), non seulement le promoteur a refusé de payer la coûteuse architecture du projet mais il a menacé de réclamer des compensations financières colossales pour la perte de commercialité liée aux travaux. La Ville n’a pas eu d’autre choix que d’en passer par ses exigences, car l’absence de convention initiale entraînait un terrible rapport de force en faveur d’Unibail. Ce dernier avait en effet le droit, de par son bail, de s’opposer au permis de construire déposé par la Ville de Paris. Si une convention avait été signée, chacun aurait dû définir en amont les intérêts qu’il avait à la réalisation du projet et annoncer la participation financière qu’il était prêt à assumer. Faute d’une convention, c’est le rapport de force qui a joué.
Unibail y a recouru sans vergogne en exigeant, premièrement, que tout le rez-de-chaussée des bâtiments soit dévolu au commerce, d’où la suppression du grand auditorium initialement prévu à l’angle Lescot et Berger, et le fait que l’un des plus grands conservatoires de Paris se retrouve sans salle de concert digne de ce nom…
Ensuite, le promoteur a obtenu que le Forum des Halles lui soit vendu par la Ville de Paris, et qu’il le soit à prix d’ami, puisque son bail courait jusqu’en 2055 et qu’aucune mise en concurrence n’était donc possible. La Mairie de Paris a abusivement présenté le prix de cette désastreuse transaction comme la contribution financière d’Unibail au projet... Au passage, elle a perdu la main sur un site stratégique, situé au-dessus d’une des plus grandes gares d’Ile-de-France et de la principale porte d’entrée à Paris.
Enfin, c’est un détail, mais il a son importance, Unibail a exigé la suppression des grandes toilettes publiques prévues au rez-de-chaussée de la Canopée, côté Rambuteau et côté Berger : elles auraient sans doute empiété sur les commerces et créé un voisinage gênant... Dans ce bâtiment grand comme la place des Vosges, il n’y aura donc pas de toilettes publiques, sauf celles réservées aux usagers des équipements, dans les étages. La couleur jaune pipi de la Canopée érige ainsi en emblème ce qui était l’une des caractéristiques de ce quartier avant les travaux et le restera malgré le milliard d’euros englouti dans l’opération : des flots d’urine partout dans les rues…
La Canopée était annoncée, au moment du concours, comme un bâtiment léger et transparent. Mais pendant l’instruction du permis, les pompiers ont imposé l’obligation que le toit soit mis à l’air libre à 50 % pour pouvoir évacuer les fumées en cas de sinistre dans le centre commercial. Nous avions suggéré à l’architecte de ménager dans son toit une grande échancrure au-dessus du cratère, un peu comme au Stade de France. Il a préféré découper dans sa verrière des « ventelles » se recouvrant partiellement et vrillées au centre afin d’obtenir la fameuse ouverture à 50 %. Un toit d’un seul tenant aurait pu être relativement léger, mais la construction de ventelles indépendantes a nécessité une forêt de poutres métalliques qui rendent ce bâtiment de 14 mètres de haut aussi lourd que la tour Eiffel (7000 tonnes). Et on a beau peindre l’acier en jaune, il ne devient pas "lumineux" pour autant, sauf à tricher en cachant des spots un peu partout et en les faisant fonctionner en plein jour. Au lendemain de la COP21, c’est un raté particulièrement gênant.
Si encore ce toit servait à quelque chose ! Mais il abrite une fosse à trois étages où il sera doublement impossible d’organiser de grandes manifestations : d’abord parce que la forme ne s’y prête pas, ensuite parce que les normes de sécurité imposent de laisser le passage libre pour pouvoir évacuer le Forum en cas de sinistre. Ce grand toit aussi coûteux qu’inutile ne servira donc, vraisemblablement, qu’à encourager des attroupements qui renforceront le fameux "sentiment d’insécurité" depuis longtemps attaché aux Halles.
Rappelons pour finir que sa réalisation a nécessité un énorme chantier qui non seulement a duré six ans et martyrisé les riverains, de nuit comme de jour, mais a conduit à sacrifier le jardin Lalanne, à la fois œuvre d’artiste, îlot de biodiversité et espace d’aventures pour les enfants. Ce petit enclos de 3 000 m2, où les oiseaux et les chats vivaient en bonne intelligence, faisait le bonheur des petits et de leurs parents. Mais, pour son malheur et le nôtre, il était situé au pied de la future Canopée et fut donc rasé sans pitié.
Gageons que d’ici deux ou trois ans, quand la crasse et les crottes des pigeons auront commencé à s’accumuler dans cette forêt de métal et que les dysfonctionnements liés aux multiples erreurs de conception vont se manifester, chacun se demandera comment et pourquoi on a pu plaquer ce monstrueux couvercle sur le cœur de Paris. Puisse alors cet absurde bâtiment servir de mémorial et d’avertissement à tous les architectes, urbanistes et élus entre les mains desquels repose le destin de nos villes…
par Elisabeth Bourguinat,
ancienne secrétaire de l’association d’habitants Accomplir,
représentante des associations du quartier au sein du jury du concours d’architecture de 2007,
rédactrice indépendante dans le domaine du management et de l’industrie.
Le lancement du projet de rénovation des Halles, en 2002, fut en effet marqué par une négligence impardonnable : l’absence de signature d’une convention entre la Ville de Paris, la RATP et Unibail (gestionnaire du Forum des Halles). La mairie de Paris s’est engagée dans une ambitieuse opération de réaménagement en croyant naïvement qu’Unibail en financerait une bonne partie, dans la mesure où il en serait le principal bénéficiaire. « Nous ne mettrons pas un euro dans l’opération », clamait, à l’époque, l’adjoint aux Finances. D’où la démesure architecturale de la Canopée : pourquoi un tel bâtiment pour abriter seulement des équipements de quartier et des commerces ? En principe, on réserve ce genre d’architecture à des établissements publics d’ambition nationale, voire internationale... Mais la mairie de Paris a cru pouvoir s’offrir le luxe d’un geste architectural grandiose aux frais d’Unibail.
En réalité, lors de la négociation financière qui a duré deux ans et fut d’autant plus âpre qu’elle était plus tardive (elle n’a commencé qu’en 2008 !), non seulement le promoteur a refusé de payer la coûteuse architecture du projet mais il a menacé de réclamer des compensations financières colossales pour la perte de commercialité liée aux travaux. La Ville n’a pas eu d’autre choix que d’en passer par ses exigences, car l’absence de convention initiale entraînait un terrible rapport de force en faveur d’Unibail. Ce dernier avait en effet le droit, de par son bail, de s’opposer au permis de construire déposé par la Ville de Paris. Si une convention avait été signée, chacun aurait dû définir en amont les intérêts qu’il avait à la réalisation du projet et annoncer la participation financière qu’il était prêt à assumer. Faute d’une convention, c’est le rapport de force qui a joué.
Unibail y a recouru sans vergogne en exigeant, premièrement, que tout le rez-de-chaussée des bâtiments soit dévolu au commerce, d’où la suppression du grand auditorium initialement prévu à l’angle Lescot et Berger, et le fait que l’un des plus grands conservatoires de Paris se retrouve sans salle de concert digne de ce nom…
Ensuite, le promoteur a obtenu que le Forum des Halles lui soit vendu par la Ville de Paris, et qu’il le soit à prix d’ami, puisque son bail courait jusqu’en 2055 et qu’aucune mise en concurrence n’était donc possible. La Mairie de Paris a abusivement présenté le prix de cette désastreuse transaction comme la contribution financière d’Unibail au projet... Au passage, elle a perdu la main sur un site stratégique, situé au-dessus d’une des plus grandes gares d’Ile-de-France et de la principale porte d’entrée à Paris.
Enfin, c’est un détail, mais il a son importance, Unibail a exigé la suppression des grandes toilettes publiques prévues au rez-de-chaussée de la Canopée, côté Rambuteau et côté Berger : elles auraient sans doute empiété sur les commerces et créé un voisinage gênant... Dans ce bâtiment grand comme la place des Vosges, il n’y aura donc pas de toilettes publiques, sauf celles réservées aux usagers des équipements, dans les étages. La couleur jaune pipi de la Canopée érige ainsi en emblème ce qui était l’une des caractéristiques de ce quartier avant les travaux et le restera malgré le milliard d’euros englouti dans l’opération : des flots d’urine partout dans les rues…
La Canopée était annoncée, au moment du concours, comme un bâtiment léger et transparent. Mais pendant l’instruction du permis, les pompiers ont imposé l’obligation que le toit soit mis à l’air libre à 50 % pour pouvoir évacuer les fumées en cas de sinistre dans le centre commercial. Nous avions suggéré à l’architecte de ménager dans son toit une grande échancrure au-dessus du cratère, un peu comme au Stade de France. Il a préféré découper dans sa verrière des « ventelles » se recouvrant partiellement et vrillées au centre afin d’obtenir la fameuse ouverture à 50 %. Un toit d’un seul tenant aurait pu être relativement léger, mais la construction de ventelles indépendantes a nécessité une forêt de poutres métalliques qui rendent ce bâtiment de 14 mètres de haut aussi lourd que la tour Eiffel (7000 tonnes). Et on a beau peindre l’acier en jaune, il ne devient pas "lumineux" pour autant, sauf à tricher en cachant des spots un peu partout et en les faisant fonctionner en plein jour. Au lendemain de la COP21, c’est un raté particulièrement gênant.
Si encore ce toit servait à quelque chose ! Mais il abrite une fosse à trois étages où il sera doublement impossible d’organiser de grandes manifestations : d’abord parce que la forme ne s’y prête pas, ensuite parce que les normes de sécurité imposent de laisser le passage libre pour pouvoir évacuer le Forum en cas de sinistre. Ce grand toit aussi coûteux qu’inutile ne servira donc, vraisemblablement, qu’à encourager des attroupements qui renforceront le fameux "sentiment d’insécurité" depuis longtemps attaché aux Halles.
Rappelons pour finir que sa réalisation a nécessité un énorme chantier qui non seulement a duré six ans et martyrisé les riverains, de nuit comme de jour, mais a conduit à sacrifier le jardin Lalanne, à la fois œuvre d’artiste, îlot de biodiversité et espace d’aventures pour les enfants. Ce petit enclos de 3 000 m2, où les oiseaux et les chats vivaient en bonne intelligence, faisait le bonheur des petits et de leurs parents. Mais, pour son malheur et le nôtre, il était situé au pied de la future Canopée et fut donc rasé sans pitié.
Gageons que d’ici deux ou trois ans, quand la crasse et les crottes des pigeons auront commencé à s’accumuler dans cette forêt de métal et que les dysfonctionnements liés aux multiples erreurs de conception vont se manifester, chacun se demandera comment et pourquoi on a pu plaquer ce monstrueux couvercle sur le cœur de Paris. Puisse alors cet absurde bâtiment servir de mémorial et d’avertissement à tous les architectes, urbanistes et élus entre les mains desquels repose le destin de nos villes…
par Elisabeth Bourguinat,
ancienne secrétaire de l’association d’habitants Accomplir,
représentante des associations du quartier au sein du jury du concours d’architecture de 2007,
rédactrice indépendante dans le domaine du management et de l’industrie.